Montage: «C’est comme un film qui repasse sans cesse dans ma tête…» … «Je revois les visages de mes amis.» … «Tu ne veux pas être celui qui va lever la main et dire qu’il a besoin d’aide.» … «J’ai longtemps fui face à la culpabilité.» … «Oui, j’ai besoin d’aide.»
Narration: Des vétérans de la guerre en Afghanistan nous parlent du trouble de stress post-traumatique (TSPT). Ils m’ont confié leurs histoires dans mon documentaire de 2012, «War in the Mind».
Je m'appelle Judy Jackson et j'ai réalisé au fil des ans des documentaires qui ont été primés, portant sur les droits de la personne et la justice sociale, et souvent tournés dans des endroits dangereux. Mon but a toujours été de faire entendre des voix inédites aux téléspectateurs.
Ce balado offre des conseils et des lignes directrices aux journalistes qui doivent couvrir le TSPT et le suicide au sein de l'armée. Faire des reportages responsables mettant en scène des personnes vulnérables demande parfois d’assouplir certaines des règles de base du journalisme, ce que l’on ne ferait pas pour des personnes en position d’autorité. Des assouplissements que l’on peut également appliquer à plusieurs autres personnages de nos reportages, des gens dont l’autonomie et le sentiment de contrôle ont été bafoués. Nous allons également nous intéresser à des sujets qui mériteraient d’être davantage couverts et nous parlerons de l’importance de protéger votre propre santé mentale lorsque vous écrivez sur ces enjeux.
Mais commençons d'abord par quelques conseils de la part d’un thérapeute qui a servi dans l'armée, puis s’est spécialisé pendant des décennies dans le traitement des soldats et des vétérans atteints du TSPT, le Dr John Whalen, psychologue clinicien et professeur à l'Université Mount Allison.
Whalen: Le TSPT qui touche les militaires fait partie d’une certaine culture. Les gens qui n’ont pas une connaissance personnelle de l’armée vont souvent prendre au premier degré la représentation qu’ils en voient au cinéma. On nous montre souvent, par exemple, le vétéran qui explose de colère, ou encore celui qui retourne à la maison, et qui finit par blesser ou tuer quelqu’un, ou plus simplement encore, celui qui exprime de la rage au volant, ou celui enfin qui est toujours imprévisible et suicidaire. Ce sont des représentations vraiment courantes, n’est-ce pas? Mais dans la vraie vie, les vétérans victimes de TSPT sont plutôt des gens qui tentent simplement de trouver quelle utilité ils peuvent avoir une fois de retour dans la société civile.
En général, les militaires regardent les civils, dont font partie les journalistes, avec méfiance. Je crois donc que les journalistes doivent d’abord et avant faire preuve d’une complète transparence lorsqu’ils souhaitent approcher un militaire ou un vétéran. Par exemple en avouant ne pas connaître la culture militaire, si c’est le cas, ou encore en dévoilant à l’avance les questions qui seront posées. Par ailleurs, je crois qu’il est important que la personne interviewée sache que même si elle a donné un consentement éclairé, elle peut refuser de parler d’un sujet qui est trop sensible pour elle, elle peut aussi changer d’idée, même après avoir donné une entrevue.
Narration: Le Dr Greg Passey a souffert de TSPT après avoir servi au Rwanda. Il a depuis traité de nombreux vétérans et des premiers répondants.
Passey: En règle générale, je crois qu’il est important de rappeler à la personne interviewée que les choses dont nous allons parler pourraient constituer des déclencheurs. Toutes sortes de choses peuvent agir comme déclencheur chez une personne et faire resurgir son TSPT. Parfois, il peut simplement s'agir d’une date anniversaire, par exemple lors d'une tournée dans une zone de guerre. C’est donc important d’en être conscient et d’être solidaire. Il faut aussi tenir compte de l’environnement dans lequel l'entretien va se dérouler - trouver l’endroit où la personne sera le plus à l'aise. Certains voudront peut-être s'asseoir près de la porte, d’autres encore vont préférer s'asseoir de façon à pouvoir voir la porte. Souvent, le TSPT va créer un sentiment d’urgence, certaines personnes veulent être capables de pouvoir s’évader facilement, si nécessaire.
Narration: C’est important de connaître l’histoire du TSPT au sein des forces armées. Pendant longtemps, cela a été un mal caché, dont on ne parlait pas. Pendant la Première Guerre mondiale, on l’appelait «obusite». Ceux qui en souffraient étaient traités de lâches. À l’époque, 23 Canadiens ont été exécutés pour désertion. Près d’un siècle plus tard, le général Roméo Dallaire s’est battu pour que le TSPT soit reconnu.
Dallaire: Je crois que chaque soldat qui s’est enlevé la vie après avoir reçu un diagnostic de traumatisme lié au stress opérationnel est tout autant une victime de la mission que celui qui est mort sur le champ de bataille.
L’armée est un bastion très conservateur de la société, basé sur le darwinisme, c’est très difficile d’en changer la culture interne, qui repose essentiellement sur la compétitivité et le dépassement. C'est aussi une culture très visuelle; si on ne voit pas quelque chose, on a bien du mal à l’expliquer. Dans ce contexte, une blessure physique est immédiatement reconnue comme étant une blessure «honorable», car on peut la voir. «Regardez cet homme, il a une jambe cassée. Mon Dieu, il s’est fait tirer dessus! Comme il a dû souffrir, mais il a survécu! Que c’est extraordinaire, etc, etc»
Mais comment traitez-vous ceux qui ont des blessures entre les deux oreilles? Comment une organisation comme l’armée, qui est totalement étrangère à ce concept, peut-elle s’adapter à ces situations? Hé bien je crois que c’est en la forçant à s’ouvrir les yeux qu’on peut obliger l’armée à s’adapter à ces réalités, en répétant sans cesse le même message, en interpellant sans relâche les dirigeants pour qu’ils reconnaissent l’existence de ces blessures invisibles, et en les prévenant qu’ils pourraient tout aussi bien en être eux-mêmes victimes un jour ou l’autre.
Narration: Le général Roméo Dallaire a souffert d’un TSPT après avoir mené une mission de maintien de la paix de l’ONU durant le génocide au Rwanda en 1994. Voici ce qu’il m’en disait lors d’une entrevue en 2010.
Dallaire: Les images qui apparaissent sont extrêmement claires, et souvent, elles semblent bouger au ralenti… et ça peut arriver à n’importe quel moment. Et quand elles surviennent, elles vous font littéralement revivre les événements. Donc pour moi et mes collègues, le génocide au Rwanda n’est pas survenu il y a 16 ans, c’est comme s’il était survenu ce matin! Je sens à nouveau les odeurs, les bruits, les traumatismes, c’est comme si tout était de nouveau réel. On revit carrément les événements. Le TSPT est selon moi la blessure la plus cruelle de toutes. Une simple odeur, ou encore un son peuvent devenir des déclencheurs qui vont te faire revivre l’événement de façon tellement réaliste! C’est une insupportable douleur… et cette douleur n’est pas dans votre jambe ou dans votre bras. Cette douleur est dans votre cerveau.
Narration: Le Dr Greg Passey, aujourd’hui psychiatre, a lui aussi souffert d’un TSPT après avoir servi au Rwanda.
Passey: La tâche la plus difficile que j’ai eu à faire dans l’armée a été de participer à une mission de maintien de la paix. Certains pourraient penser que le plus difficile c’est d’être en zone de guerre, et bien non. Le plus difficile c’est le maintien de la paix, parce que vous ne faites qu’observer des atrocités se dérouler sous vos yeux. Et les règles de la mission vous empêchent d’intervenir. Ne pas avoir le pouvoir d’intervenir est le pire scénario qui soit. Être assis là, tout en étant armé, et ne pas pouvoir intervenir alors que des gens se font tirer dessus, se font violer, torturer sous vos yeux, c’est la chose la plus dévastatrice pour un être humain. Cela engendre un immense sentiment de culpabilité, particulièrement chez les militaires, qui sont formés pour intervenir! Nous sommes entraînés pour comprendre rapidement une situation et la résoudre.
Narration: J’ai demandé au Dr John Whalen si le TSPT affectait différemment les soldats et les civils.
Whalen: C’est une question à laquelle j’ai beaucoup réfléchi et sur laquelle j’ai écrit. C’est un fait que la formation militaire transforme de jeunes gens en personnes capables d’être témoins et même participants de la mort et de la destruction. On leur demande d’adopter un état d’esprit particulier, de se soumettre à un ensemble de codes extrêmement rigides et de faire preuve de détachement émotionnel afin d’être capable de rester concentré sur la tâche à exécuter. Malheureusement, cet état d’esprit est justement ce qui empêche les gens de se remettre après des événements traumatisants. Parce que l’idée même d’être vulnérable ne fait pas du tout partie de leur psyché.
Narration: Aujourd’hui, de plus en plus de voix s’élèvent et réclament de l’aide. Voici Wayne.
Wayne: Trois de mes collègues ont roulé sur un engin explosif et nous avons été les premiers à arriver sur la scène. Leur véhicule était en feu et le chauffeur était prisonnier à l’intérieur. On nous a demandé de nous asseoir et d’attendre. Donc, on était juste assis là, à regarder Franny brûler vif sans pouvoir faire quoi que ce soit. Et je me rappelle que je ne cessais de me dire: «On doit faire quelque chose! Il faut faire quelque chose, cela n’a aucun sens de rester là sans rien faire!» Et soudainement, je me suis senti mourir, à l’intérieur. C’est à ce moment que tout a changé pour moi.
Narration: Voici Dan.
Dan: Je vous jure, j’ai vraiment l’impression d’avoir senti son corps tomber sur mon dos avant même d’entendre le son. Le son de l’arme qui a tué mon ami. J’espérais qu’il pouvait me voir, ses yeux étaient encore ouverts. Il essayait de parler, mais c’est du sang qui sortait de sa bouche… à ce moment-là, j’ai vraiment souhaité être à sa place.
Whalen: Derrière chaque traumatisme persistant se cache un dilemme moral. «J'aurais dû faire quelque chose». Ou encore «J'ai fait quelque chose que je n'aurais pas dû faire». Et ils se culpabilisent et ne veulent pas en parler. Pour eux, parler de leurs émotions, c’est quelque chose qui se fait dans la population civile, mais pas chez les militaires. Ils retournent donc à la maison, dans leurs communautés, avec cette façon «militaire» de voir les choses et cela ne correspond pas au reste de la société. Ils ont l’impression, les hommes comme les femmes militaires, de ne plus cadrer dans la société, comme s'ils ne trouvaient plus leur place.
Narration: Les symptômes du TSPT apparaissent souvent lorsque les soldats sont de retour à la maison. Voici Wayne, à ce sujet.
Wayne: Au départ, on est impatient de rentrer au Canada, on se dit: «Je vais tellement apprécier les petites choses de la vie! Je ne tiendrai plus rien pour acquis!» Et pendant un moment, ça marche. Mais tôt ou tard, cette lune de miel se termine et éventuellement, tout ce que tu veux, c’est de retourner au front, car tu as l'impression de ne plus trouver ta place dans la société civile. Il y a tant de choses que le public en général ne sait pas ou ne comprend pas sur la vie militaire, et tu finis par te sentir très seul.
Chris: Vingt-cinq soldats ont été tués durant notre mission. Et chacun de ces décès nous a frappés fort. J’ai bien du mal à vivre avec tous ces morts depuis que je suis de retour à la maison. Je n’arrive pas à dormir, à manger. Je suis toujours sur les nerfs, je tremble constamment. J’explose, je grogne, ce n’est vraiment pas agréable pour les gens qui m’entourent! Quand je réussis à dormir, mes nuits sont remplies de cauchemars: je revis sans cesse les événements… Ce qu’ont vécu mes amis, ce qu’ils ont traversé, j’essaie de garder leur souvenir vivant.
Richard: Ça a commencé quand je suis rentré d’Afghanistan, après trois ou quatre mois. Je ne me sentais pas en sécurité avec mes amis, ni à la maison ou au travail. Je ne pouvais aller nulle part. Juste d’y penser cela me rendait physiquement malade, il n’y avait aucune façon de s’en sortir. Pour moi, tout le monde était une menace, ce n’est pas normal de se sentir comme ça. C’est comme regarder quelqu’un et se dire: «Il va exploser! Il veut nous faire du mal, à moi et à mes enfants!»
Narration: Ces situations peuvent être extrêmement difficiles pour le reste de la famille, explique le Dr Greg Passey.
Passey: Lorsqu’ils rentrent à la maison, ils ont changé, ils n’interagissent plus comme avant avec les autres. Ils peuvent s’isoler ou encore être distants, irritables, anxieux. Cela peut être traumatisant pour les membres de la famille, certains d’entre eux peuvent même développer des symptômes de TSPT par procuration… Il faut aussi savoir que le taux de divorce est deux fois plus élevé que dans la population en général.
Narration: Un autre problème majeur que l’armée tente de changer, est la stigmatisation de ceux éprouvant des problèmes de santé mentale. Voici ce que m’a raconté un soldat qui souhaite demeurer anonyme.
Anonyme: Je ne veux surtout pas que les gars avec qui j’ai été en mission me regardent et se disent: «Qu’est-ce qu’il a ce type? J’étais là moi aussi et je suis revenu et tout va bien! ll est fou ou quoi?» Certains se cachaient derrière moi en criant Boo! pour me faire sursauter, ce qui arrivait chaque fois, ils pensent que c’est drôle, ils pensent que j’invente tout cela, car ils ne comprennent pas. Ils ne comprennent pas, car ils ne l’ont pas vécu eux-mêmes.
Richard: Il y a toujours des gens pour dire: «Passe par-dessus! C’était quand même pas si pire que ça?» Et souvent, ce ne sont pas des gens qui étaient là, sur le terrain, ce sont des gens qui sont restés ici au Canada et qui n’ont jamais été déployés.
Chris: J’ai eu un superviseur qui me disait: «Passe par-dessus!» Ce n’était peut-être pas ses mots exacts, mais c’était son attitude en général. C’est incroyable, venant de quelqu’un qui n’est même jamais allé là-bas! J’ai développé tellement de haine et de dégoût envers lui…
Passey: Dans la vie de toute personne survivant à un traumatisme, il y a des parties dont il ne peut pas parler, car les gens vont dire: «N’y pense pas! Cela fait si longtemps!», ou encore «Reviens-en!» Le genre de commentaire totalement inutile! Les survivants se retrouvent alors avec une partie de leur vie dont ils ne peuvent pas parler, qu’ils ne peuvent pas partager, car on ne leur en donne pas le droit. Dans l’armée, il y a aussi toute la stigmatisation qui peut vous empêcher d’obtenir une promotion, ou encore d’être envoyé en mission. L'ombudsman de l’armée a d’ailleurs écrit plusieurs rapports au sujet de la stigmatisation des vétérans aux prises avec le TSPT, mais s’il a le pouvoir d’enquêter, il n’a pas le pouvoir de faire changer les choses.
Narration: Le Dr John Whalen souligne que la structure même de l’armée peut causer un TSPT.
Whalen: Plusieurs cas de TSPT parmi les militaires sont liés à de la violence sexuelle, du racisme, de l’exclusion sociale, ou encore du harcèlement au sein de l’armée. Des traumatismes qui peuvent avoir autant de conséquences sur la santé mentale et la vie émotionnelle des soldats qu’un déploiement à l’étranger.
Narration: Heureusement, tout n’est pas complètement noir. Le Dr Greg Passey souligne que les traitements disponibles sont efficaces, la plupart du temps.
Passey: La majorité des personnes que j’ai traitées ont été ensuite capables de réintégrer les forces. Elles ont juste eu besoin d’un peu de temps pour comprendre ce qui leur arrivait, et pour développer leur capacité d’adaptation. Ensuite, elles étaient capables de fonctionner à nouveau. Mais il reste qu’un certain pourcentage de ces personnes, malgré les meilleurs traitements, ne réussissent jamais à aller mieux.
Narration: Selon le Dr Robert Whitely, professeur associé en psychiatrie à l’Université McGill, qui a étudié les reportages des médias canadiens portant sur le TSPT militaire, il est important de partager les histoires de rétablissement et de résilience.
WHITELY: Un des messages que nous voulons faire connaître est l’importance de partager des histoires d’espoir, de parler de rétablissement et de réhabilitation. Si on prend l’exemple du TSPT, la moyenne des gens n’y connaissent pas grand chose et c’est bien normal. Ce n’est pas enseigné à l’école ou à l’université, à moins que vous n’ayez étudié en psychologie. Il existe des traitements très efficaces pour le TSPT, par exemple plusieurs technologies de rééducation fonctionnent très bien, il y a aussi la médication ou encore la thérapie par la parole.
De nouvelles avenues de traitement se profilent aussi à l’horizon: par exemple la zoothérapie, avec des chiens d’assistance, ou encore les thérapies dans la nature et par le biais d’exercices physiques. Mais ces nouvelles se retrouvent rarement à la une des médias. Bien sûr, il y a des vétérans qui souffrent et qui sont aux prises avec des problèmes qui semblent insurmontables, mais il y en a aussi d’autres qui réussissent à guérir et à réintégrer la société.
Narration: J’ai demandé au Dr Whalen s' il y avait d’autres sujets dont on ne parle pas assez dans les médias et qui mériteraient davantage d’attention.
Whalen: Ce qui me préoccupe le plus, c’est tout ce qui concerne le retour à la vie civile, car c’est mon domaine d’intervention depuis 15 ans. On passe beaucoup de temps à se préoccuper de la transition administrative, financière et physique des anciens soldats, du moment où ils doivent quitter l’uniforme. Mais il y a très peu d’attention portée aux conséquences psychologiques et émotionnelles rattachées à la transition d’une culture à une autre.
Narration: Il vient tout juste de compléter une étude portant sur la perception des vétérans de leur diagnostic de TSPT.
Whalen: Nous avons étudié un groupe-témoin de sept militaires. Ils ont tous évoqué un sentiment de honte, d’infériorité et d’échec pour ne pas avoir su faire face seuls à leurs problèmes. Ils n'arrivent pas à redevenir la personne qu’ils étaient avant, et pour eux, cela est synonyme d’échec. Ils perçoivent leur diagnostic de TSPT comme une façon de se débarrasser d’eux, comme s' ils étaient des biens endommagés, inutilisables. Ce sont leurs propres mots: ils se sentent mis à l’écart, car ils sont «brisés».
Narration: Ma compréhension est que l’on demande aux militaires de dévoiler ouvertement qu’ils souffrent d’un TSPT, mais que cela peut éventuellement mener à leur retrait des forces armées?
Whalen: Exactement, bien que cela ne s’applique à tous les cas, mais disons que c’est de plus en plus commun. On leur donne une échéance de temps pour qu’ils commencent des traitements, ou encore de la médication ou de la thérapie, avant de tenter un retour au travail. Mais s’ils ne peuvent pas démontrer qu’ils sont aussi bons qu’ils l’étaient avant leur déploiement en Afghanistan, pas par exemple, s’ils ont des problèmes qui persistent, ils sont rapidement étiquetés. Ils sont jugés incapables de remplir leurs fonctions militaires et cela entraîne leur libération de l’armée pour raison médicale, la plupart du temps, contre leur gré.
Narration: Qu’est-ce que ces vétérans vous disent?
Whalen: Que le diagnostic a signifié la fin de leur carrière! Qu’on leur a souvent demandé de parler de ce qu’ils ont vécu avec des thérapeutes civils, qui n’ont pas le contexte pour bien comprendre ce qu’ils ont vécu, car ils ne connaissent pas la culture militaire et son système de valeurs. Par exemple, ils ne comprennent pas que lorsqu’un soldat est assis devant eux et qu’il ne parle pas, c’est tout simplement parce qu’il a été entraîné comme ça! Ce n’est pas parce qu’il ne veut pas collaborer, ou parce qu’il est en dépression. Cela rend difficile le contact entre les vétérans et ces thérapeutes provenant du civil, il y a d’ailleurs beaucoup de roulement de ces spécialistes travaillant auprès de l’armée et des anciens combattants. Ils doivent comprendre la culture militaire, et ne pas s’imaginer qu’il s’agit simplement d’une autre version, un peu différente, de la société civile, c’est un tout autre monde!
Narration: Le Dr Greg Passey explique que même ceux qui réussissent à bien gérer leur TSPT demeurent hantés par leur diagnostic une fois de retour dans la vie civile.
Passey: La stigmatisation liée à la maladie mentale demeure un enjeu extrêmement important pour les personnes ayant un diagnostic de TSPT. Ces vétérans ont peur que quelqu’un, un employeur par exemple, ne le découvre, ils ne veulent pas être «catalogués». Pourtant, ils ont beaucoup à offrir! Leur formation militaire a fait d’eux des personnes qui travaillent bien en groupe, qui aiment suivre les règles et accomplir des missions, ce sont des personnes qui peuvent aussi facilement devenir superviseurs. Pour plusieurs, tout cela donnait un sens à leur vie, et maintenant cette vie est terminée, alors que faire? Lorsque vous quittez les forces, que cela soit pour des raisons médicales ou non, vous perdez cet esprit d’équipe, cette camaraderie. Plusieurs vétérans souffrent de solitude et d’isolement, ils se sentent inutiles. La transition vers la vie civile est vraiment critique et nous devons les aider à l’accomplir. Pour certains d’entre eux, cela se passe bien, mais pour plusieurs, c’est très difficile.
Narration: J’ai demandé au Dr John Wallen comment les participants à son étude sur le TSPT ont vécu leurs négociations avec Anciens combattants Canada. Je crois qu’il s’agit d’un sujet auquel les journalistes devraient s’intéresser davantage.
Whalen: La plupart d’entre eux m’ont dit que c’était une bataille sans fin pour accéder aux services et aux programmes d’aide. Ces programmes changent sans cesse, certains vétérans y ont accès, et d’autres non. Cela leur apparaît donc arbitraire et extrêmement bureaucratique, ils doivent sans cesse fournir des documents, et prouver à chaque fois leur éligibilité à un programme ou à un autre. Ils ressentent de la colère face à cela, il ne semble y avoir personne pour intercéder en leur faveur. Ils se disent: «J’ai servi dans l’armée, j’ai été blessé. Pourquoi dois-je maintenant passer à travers ce processus extrêmement complexe, où on me fait sentir comme si j’inventais ma maladie, alors que j’ai toute cette documentation provenant de thérapeutes militaires et civils pour le prouver?» Évidemment, cela ne concerne pas tous les vétérans, mais certainement ceux qui font partie de notre étude. Et je le répète: ce sont des témoignages que j’ai entendus très très souvent.
Narration: Avec un arriéré de 40 000 demandes d'invalidité, le gouvernement a versé, début 2022, 140 millions$ à Anciens Combattants Canada pour traiter ces demandes, et 6 millions$ supplémentaires pour que les personnes bloquées dans le système reçoivent des services de santé mentale durant le processus. Pourtant, malgré cela, en mai 2022, la vérificatrice générale, Karen Hogan, a déclaré : «Nous avons conclu que même si Anciens Combattants Canada a mis en œuvre des initiatives, ses actions n'ont pas réduit les temps d'attente globaux pour les anciens combattants. Le ministère était encore loin d'atteindre sa norme de service. J'en arrive à la conclusion que le gouvernement n'a pas tenu la promesse qu'il avait faite à nos anciens combattants de prendre soin d'eux s'ils étaient blessés. Le processus de réclamation doit être complètement revu.»
Passey: La bureaucratie passe clairement devant les individus. Et il s’agit d’un système paternaliste et accusatoire. Prenez l’exemple de cette personne qui vient de sortir de l’armée: elle est habituée à être indépendante, motivée, autonome et orientée vers le résultat. De l’autre côté, vous avez une organisation comme Anciens combattants Canada qui lui dit: «À partir de maintenant, nous allons vous dire ce que vous pouvez et ne pouvez pas faire.»
Je connais des gens qui attendent depuis 18 mois une décision concernant leur demande. Parmi eux, une personne a fait une demande d’aide liée à un cancer, cela fait 15 mois qu’elle attend une décision. C’est à se demander si on attend que cette personne meure avant de prendre une décision sur sa demande. Il devrait y avoir un système de priorité pour traiter ce type de demandes. Ajoutons à cela toutes les demandes qui sont refusées par Anciens combattants Canada; lorsque cela arrive, ces vétérans ont l’impression d’être traités de menteurs. Cela a évidemment un impact sur leur perception d’eux-mêmes, et cela peut aggraver le TSPT et entraîner une dépression. Il y a énormément de colère contre le système, ces vétérans ne se sentent pas soutenus par leur organisation, et cela est aussi dommageable pour un individu que le traumatisme d’origine.
L’exemple le plus ridiculement incroyable de ce manque de support que j’ai entendu récemment concernait un vétéran de la guerre d’Afghanistan qui avait entrepris de demander de l’aide auprès d’Anciens combattants Canada. Cela lui avait pris beaucoup de temps et de courage avant d’enfin se résoudre à demander de l’aide. Et vous savez ce qu’on lui a offert? Pas une évaluation, du support ou encore des traitements, non, on lui a offert l’aide médicale à mourir!!! C’est invraisemblable! C’est comme si on lui disait: «Viens, on va t’aider à te suicider!»
Voilà vraiment le type de support qu’Anciens combattants Canada a décidé d’offrir? Éventuellement, l’organisation s’est excusée, mais le problème c’est que l’environnement qui y règne a permis qu’un employé puisse offrir ce genre de choses à un vétéran qui demandait de l’aide. C’est ça le problème avec Anciens combattants Canada.
Narration: Le Dr John Whalen est d’accord.
Whalen: Plusieurs vétérans désabusés pourraient témoigner de ce genre de réponse. C’est comme si on leur disait: «Peux-tu juste disparaître et mourir?» C’est tellement désolant de la part d’une organisation comme Anciens combattants Canada, alors que leur rôle devrait être d’aider les vétérans.
Narration: Abordons maintenant la question du suicide au sein de l’armée.
Dallaire: Les suicides devraient être comptabilisés parmi les pertes d’une mission, alors que dans la réalité, ils ne sont comptabilisés nulle part, ni par Anciens combattants Canada, ni par le gouvernement, ni par aucune organisation.
Narration: Voilà ce que déclarait le général Roméo Dallaire en 2010. Encore une fois, cela démontre l’importance de connaître le contexte. Étonnamment, le gouvernement ne tenait de statistiques sur le suicide chez les réservistes et les anciens combattants et a pourtant affirmé qu'il n'y avait pas eu d'augmentation du nombre de suicides pendant la mission afghane. Le sénateur Dallaire a contesté les chiffres et a parlé ouvertement de ses propres tentatives de suicide.
Dallaire: Un jour, j’ai été retrouvé presque nu. Je m’étais coupé sur tout le corps avec une lame. Ressentir la chaleur du sang qui coulait de mes blessures était devenu à ce moment-là l’expérience la plus apaisante que j’avais jamais ressentie de ma vie. C’est comme si cela me permettait d’enfin drainer toute ma souffrance… en même temps, d’une certaine façon, je tentais de me saigner à mort. Ç'a été une expérience terrible. Vous savez, il y a ceux qui meurent en mission, en uniforme, et ceux qui meurent au pays, après avoir quitté l’uniforme. Ces décès devraient tous être reconnus comme des pertes de la même mission. C’est le moteur qui me pousse à continuer à me battre.
Shaun Fynes: Ils ont jeté Stuart comme s’il n’était qu’une pièce d’équipement brisée.
Sheila Fynes: C’est ce qu'on comprend en tout cas. On leur dit: «Vous êtes un atout!» Mais une fois que nous n’êtes plus utile, on vous jette comme un déchet.
Shaun Fynes: Nous avons célébré son 29e anniversaire… à ses funérailles.
Narration: Sheila et Shaun Fynes, de Colombie-Britannique, se sont eux aussi battus pour que la mort de leur fils par suicide soit reconnue au même titre que les morts survenues sur le champ de bataille. Après avoir servi en Bosnie et en Afghanistan, le caporal Stuart Langridge s’est enlevé la vie dans sa caserne d’Edmonton.
Sheila Fynes: Stuart n’a jamais reçu l’aide dont il avait besoin. Quand il a commencé à s’auto-médicamenter avec l’alcool, on lui a reproché d'être alcoolique. Il a été traité d’une façon totalement irrespectueuse.
Sheila Fynes: Stuart a été abandonné par tout le monde. Nous voulions tout faire pour rétablir sa réputation.
Narration: Mais, ses appels sont restés lettre morte. En novembre 2010, Sheila Fynes a donc décidé de se rendre à Ottawa pour tenir une conférence de presse.
Sheila Fynes: Durant la derniere année de sa vie, notre fils a tenté six fois de se suicider. Il n’a jamais reçu aucun traitement pour son TSPT, ce qui n’a fait qu'aggraver la situation. Bien sûr, nous sommes préoccupés par notre propre situation face aux forces armées, mais nous sommes aussi très inquiets face au problème plus large du TSPT et du suicide dans l’armée. Nous avons des preuves que des statistiques sont trafiquées afin de masquer un problème de plus en plus important au sein des forces.
Narration: Puis en 2016, le Globe and Mail a publié une série choc de reportages d’enquête sur le suicide dans l’armée, un projet mené par Renata D’Aliesio, aujourd’hui rédactrice en chef nationale adjointe.
D’Aliesio: Je me suis d’abord buté à des portes closes. L’armée ne voulait même pas donner de statistiques sur le nombre de soldats qui avaient servi en Afghanistan et qui étaient morts. Il a donc fallu plus d'un an avant même que nous obtenions des chiffres, grâce à la loi sur l'accès à l'information. Et ces chiffres n'incluaient pas les décès d’anciens combattants survenus au Canada, car ils n’étaient pas du tout comptabilisés. Nous sommes donc partis à la recherche d’informations sur ces décès. Et la seule façon de le faire à ce moment-là était de passer au peigne fin les chroniques nécrologiques et de rechercher les anciens combattants décédés, puis de tenter de joindre leurs familles.
Dès le départ, nous avons consulté plusieurs experts pour savoir comment faire tout cela de la façon la plus sensible et responsable possible. Nous voulions évidemment éviter de causer du tort ou de blesser qui que ce soit.
Alors nous leur avons donc présenté nos idées et nos angles de reportage, nous leur avons demandé comment nous pourrions écrire à ce sujet de façon sensible et responsable, qu’est-ce que nous devions garder en tête? Nous leur avons également demandé: comment agir face aux familles? Quelle était la meilleure façon de les approcher, de les interviewer? Après toutes ces discussions avec ces experts, la décision a été prise de communiquer par lettre avec les familles, ce qui impliquait évidemment de trouver leur adresse. La lettre que nous avons envoyée aux familles contenait une explication de notre projet ainsi qu’un mot du général Dallaire, qui avait accepté de donner son appui à notre projet.
Nous avons donc envoyé cette lettre à plus de cinquante familles, je crois. Trente-et-une d’entre elles ont accepté de partager leur histoire avec nous. Nous avons interviewé la plupart d’entre elles en personne. Nous leur avons également fait lire nos reportages avant la publication, ce que nous ne faisons normalement jamais dans notre métier. Ces familles n’étaient pas que de simples sujets dans cette histoire, ils faisaient partie intégrante de notre projet. Et nous ne voulions pas qu’ils découvrent, pour la première fois, l’histoire qu’ils nous avaient confiée, sur internet ou dans un journal.
Je me rappelle avoir eu des discussions difficiles avec une de ces familles, qui ne voulait pas que nous écrivions dans notre article que leur proche avait une dépendance à la drogue. De mon côté, je trouvais important de le mentionner, car cela faisait partie des problèmes qu’il vivait à ce moment-là de sa vie, c’était un facteur aggravant. Nous avons discuté longtemps, et finalement, j’ai accepté de modifier quelques tournures de phrases de mon texte pour les accommoder.
Je suis très heureuse de voir l’impact que notre travail a eu. Après la publication de notre série, Anciens combattants Canada et des militaires ont développé ensemble une stratégie de prévention du suicide. Anciens combattants s’est aussi engagé à tenir un registre des décès de vétérans survenus au Canada, ce qui n’existait tout simplement pas avant.
Narration: C'est tout un exploit journalistique! Cependant, il reste encore beaucoup de travail à faire concernant le suicide et les tentatives de suicide chez les anciens combattants. Le Dr Greg Passey dit connaître deux vétérans qui ont mis fin à leurs jours, mais qui ne figurent pas dans les statistiques.
Passey: Cela n’a jamais été identifié comme un suicide, notamment dans la nécrologie par exemple. Plusieurs vétérans disparaissent dans la population civile une fois qu’ils ont quitté les rangs. Il n’y a donc pas vraiment de statistiques de suicide, il n’y a pas de suivi.
Une étude publiée en 2001 dévoilait que 46% des gens aux prises avec un TSPT avaient des idées suicidaires et que 19% avaient tenté de s’enlever la vie. Nous savons donc que les vétérans ayant reçu un diagnostic de TSPT sont très à risque. Mais encore une fois, il n’y a pas de suivi qui est fait une fois qu’ils ont quitté les rangs et les ressources pour leur venir en aide sont insuffisantes.
Narration: Renata D’Aliesio, du Globe and Mail, rappelle que les journalistes doivent prendre soin d’eux-mêmes lorsqu’ils travaillent sur des sujets difficiles, comme le suicide.
D’Aliesio: C’est le genre de travail qui finit par avoir un impact sur nous. Lors d’une conférence à l’Université de Montréal, j’avais entendu parler de l’idée du «contrôle de bien-être», une façon, au sein d’une équipe, de s’assurer du bien-être psychologique des unes et des autres. C’est donc quelque chose que nous avons mis en place au sein de notre équipe, car c’était très difficile de rencontrer ces familles, d’entendre leur histoire, de les absorber, d’une certaine façon. Alors nous faisons des «contrôles de bien-être» entre nous, afin de nous assurer que nous étions encore capables de continuer. Parfois il fallait prendre une pause, il fallait y avoir des journées où on ne travaillait pas sur ce projet, c’était nécessaire!
Passey: Quand on fait ce genre de travail pendant longtemps, c’est clair que cela finit par nous affecter, il n’y a aucun doute là-dessus. Que l’on soit journaliste, thérapeute, peu importe, on est à risque de développer un TSPT par procuration. Il faut donc savoir prendre soin de soi. Ai-je bien mangé, bien dormi? On sait que le manque de sommeil peut exacerber le TSPT, alors il faut prendre du repos, faire de l’exercice, de la méditation, du yoga. Il faut socialiser, éviter de s’isoler. Il faut être conscient de tout cela et savoir garder une distance avec notre sujet.
D’Aliesio: À la fin de ce projet, j’étais totalement épuisée émotionnellement. À un point tel que ma vie personnelle était en train de s’effondrer, mon travail était en train de tout détruire. Puis, en janvier suivant, un vétéran néo-écossais de la guerre en Afghanistan, Lionel Desmond, a tué sa femme, sa mère et son enfant avant de s’enlever la vie. J’ai toujours été le genre de reporter qui se précipitait pour couvrir les grosses histoires, et j’avais de l’expertise dans ce genre de sujets. Mais cette fois-là, j’ai senti que si je couvrais cette histoire, cela allait me faire basculer, j’étais à deux doigts de l’épuisement professionnel. Alors pour la première fois de ma carrière, j’ai refusé une affectation. J’ai demandé à ce que quelqu’un d'autre s’en occupe. Ça n’a pas été une chose facile à faire. Mais je crois que lorsque nous couvrons les enjeux de santé mentale, nous devons aussi penser à notre propre santé mentale.
Narration: Couvrir des sujets comme le suicide comporte des pièges. Le Dr Robert Whitley, professeur agrégé de psychiatrie à l'Université McGill, a étudié la couverture médiatique canadienne des suicides dans l’armée.
Whitely: Nous savons que certains types de couverture médiatique peuvent mener au phénomène de la contagion suicidaire, ce qui peut faire augmenter légèrement le nombre de suicides. Il y a quelques années, je me suis intéressé à la couverture médiatique canadienne du suicide de l’acteur Robin Williams. Nous avons découvert qu’il y a eu une augmentation de 12% du taux de suicide après son décès, ce qui serait attribuable à la couverture médiatique.
Narration: Et il y a d'autres raisons de faire preuve de prudence, croit Cliff Lonsdale, président du Forum des journalistes canadiens sur la violence et les traumatismes, réalisateur et journaliste chevronné.
Lonsdale: Vous savez, au sein même de la communauté de la prévention du suicide, il existe tout un éventail de points de vue sur la meilleure façon de couvrir le suicide. Il faut y aller au cas par cas, et savoir faire usage de son jugement journalistique. Dans le chapitre sur la couverture des suicides dans notre guide En-Tête, nous avons comme postulat de départ que les journalistes ont un rôle à jouer face aux problèmes sociaux. Je vous conseille de lire le chapitre en entier, afin de découvrir les cas où on doit faire preuve de sensibilité et où il faut parfois enfreindre certaines règles du journalisme, comme on le fait déjà lorsque nous interviewons des personnes ayant vécu un traumatisme. Il faut toujours se rappeler qu’au cœur de chaque traumatisme se retrouve une perte de contrôle dévastatrice. Plus vous donnerez de contrôle à la personne traumatisée, plus elle vous permettra de creuser son histoire. Et qui sait, cela donnera peut-être à votre reportage une dimension et une ampleur insoupçonnée. Avec l’accord de votre rédaction en chef bien sûr, vous pourriez offrir à la personne le droit de se retirer à tout moment, jusqu’à la publication. Évidemment, pour que cette promesse ait un sens, vous allez devoir partager le fruit de votre travail avant publication, afin que la personne sache à quoi s’attendre et à quoi exactement elle donne son consentement.
Narration: Le Dr Robert Whitely a analysé cinquante-quatre articles portant sur l’enquête dans l’affaire Lionel Desmond, qui a tué trois membres de sa famille avant de se suicider. Il n’a découvert aucun indice de contagion suicidaire, car ces articles avaient tous suivi un ensemble de lignes directrices qu’il avait établi pour couvrir un suicide.
Whitely: D’abord, ils n’identifiaient pas de cause à son suicide. Par exemple, ils ne disaient pas: «Il s’est suicidé, car il avait servi en Afghanistan et souffrait d’un TSPT.» Nous savons tous que le suicide est multifactoriel, et ne dépend pas juste d’une cause.
Ensuite, aucun de ces articles ne glorifiait son suicide. Pratiquement aucun d’entre eux n’utilisait de langage sensationnaliste, ou n’utilisait de formule à éviter comme par exemple «il a réussis son suicide».
Plus de 50% de ces articles incluaient une citation d’un expert sur la question du suicide, ce qui donnait davantage d’information aux lecteurs. Un sur trois incluait également une citation d’un vétéran, ce qui contribuait à humaniser les anciens combattants et à démontrer comment ils sont touchés par ce genre d’événements.
Le point négatif, c’est que très peu de ces articles n’incluaient de coordonnées pour des lignes d’urgence en cas de détresse, ou n’abordaient la question du suicide dans son ensemble. Il existe pourtant plusieurs programmes de prévention du suicide partout au Canada, certains d’entre eux spécifiquement consacrés aux anciens combattants. Il existe par ailleurs de nombreuses histoires d'espoir et de rétablissement d’anciens combattants qui ont déjà pensé au suicide, mais qui aujourd’hui ont réussi à retrouver un sens à leur vie. Mais c’est le genre d’histoire dont on entend peu parler.
Narration: Il existe en effet de nombreux programmes pour vétérans, basés sur l’aide des pairs, car les anciens combattants sont parfois les seuls à comprendre la détresse de leurs semblables. Les journalistes peuvent se tourner vers des organismes comme Wounded Warriors Canada, True Patriot Love, Veterans Connect, ou encore les Centres de ressources pour les familles de militaires.
Dans mon film «War in the Mind» j’ai documenté le travail du Réseau de transition des vétérans, où grâce à l’aide d’experts, des vétérans réussissent à déprogrammer leur cerveau, asservi par l'entraînement militaire.
Au début de l’expérience, Wayne parlait de suicide.
Wayne: J’ai pensé très souvent au suicide. J’ai presque passé à l’acte. La souffrance que l’on ressent à l’intérieur est insupportable, et quand on ne reçoit aucune aide, on se sent très seul. Quand l’alcool ne fonctionne plus pour assommer cette douleur, on pense qu’il n’y a plus rien à faire. On se retrouve au bout du rouleau et le suicide semble être la seule solution pour arrêter de souffrir. En plus, on se retrouve en contradiction avec nous-mêmes: en tant qu’être humain, on sait ce qu’on devrait faire pour aller mieux, mais notre cerveau de soldat nous dit autre chose. On est donc aux prises avec d’immenses conflits intérieurs.
Narration: Voici à nouveau Wayne, après avoir enfin atteint sa propre «zone démilitarisée» personnelle.
Wayne: J’ai énormément changé depuis notre dernière entrevue. Je ne croyais pas que j’avais un futur devant moi. Maintenant, c’est comme si le monde m’appartenait! Je me suis fixé des buts, et je suis déterminé à faire de ma vie une réussite. Tout cela a eu un énorme impact positif sur moi.
Narration: En terminant, voici une dernière suggestion pour les journalistes: lorsque vous écrivez au sujet du suicide, ajoutez toujours un numéro d’urgence 24 heures afin que ceux qui ressentent de la détresse puissent obtenir de l’aide immédiatement. Et pour davantage de conseils et de lignes directrices, je vous invite à consulter le guide En-Tête. C’était Judy Jackson, merci de votre intérêt.